Textes

Texte du feuillet d’exposition « Les Envisibles », à l’occasion de l’exposition collective : « Les Envisibles » écrit par Virna Gvero et Jade Mahrour, photographie : Amélie Bernard, 2022


Sur invitation de la Galerie Lazarew, le collectif espace fine réunit dans l’exposition Les Envisibles les œuvres d’Alice Bandini, Amélie Bernard, Olivier Catté, Pierre Daquin, Valentine Esteve, Mathieu Flores, Aharon Gluska et Pyaloma.
A travers un corpus d’œuvres protéiformes, l’exposition interroge la notion de matérialité: par des procédés de détournement, d’assemblage, de récupération ou de soustraction, les artistes invité.e.s dévoilent dans les matériaux utilisés la possibilité de nouveaux horizons formels. Leurs œuvres explorent ainsi l’envers du visible; elles subliment la matière et ses propriétés inattendues afm d’ouvrir la voie à des nouvelles formes de représentation.
Cette réflexion autour de la matière se concrétise par la mise au point de procédés de production singuliers, qui intéressent à la fois les médiums traditionnels et ceux issus d’autres domaines de production. Créés dans des bassins d’encre et de pigment, les «paysages imaginaires» d’Aharon Gluska s’esquissent sur le papier à l’aide de répulsifs et fixateurs, qui permettent l’émergence d’une image en relief et texture. Soumise aux aléas des processus chimiques, la peinture réplique la nature lente et imprévisible des événements géologiques qui composent les panorama naturels.
Des supports industriels tels que le papier kraft sortent du régime de la bidimensionnalité dans l’œuvre de Pierre Daquin, qui fait apparaître par le biais de techniques singulières (brûlures, déchirures, torsions ou interpolations de matière) des géométries abstraites et complexes à partir de matériaux de production pauvres. Symbole de la culture du déchet de l’ubérisation, le carton de récupération est mis à l’honneur dans le travail d’Olivier Catté : suite à un premier geste de peinture, l’artiste creuse et déchire la matière, faisant émerger la géométrie des villes urbaines auxquelles il appartient. Émancipés de leur contexte d’utilisation premier, les matériaux constitutifs de notre quotidien nous révèlent ainsi leur plasticité intrinsèque.
Entre paysages architecturaux et anatomiques, la série «Broken Skins» d’Amélie Bernard s’inscrit dans une plasticité
de l’usure: dans ces œuvres, l’artiste travaille par superposition de matériaux divers, (plâtre, acier, polystyrène), qu’elle creuse, brûle et déchire, créant des ouvertures dans les couches de matière. Telles des plaies ou des fissures, ces espaces creux renvoient à la fois aux cycles de vie de la matière organique et inorganique, établissant un parallèle entre l’épiderme, écrin protecteur du corps, et les murs, enveloppes architecturales de nos habitations. L’œuvre de Valentine Esteve aborde également l’architecture complexe des espaces urbains, qu’elle réduit à sa géométrie première. L’acier, matériau de construction, sert ici à dessiner les contours de nouveaux espaces projectifs et imaginaires, tandis qu’à partir de la matière textile, l’artiste nous donne à voir un cliché surexposé de notre environnement quotidien: dans ce paysage abstrait et saturé, on devine avant tout notre capacité à structurer l’espace par la couleur.
Tel un souvenir du corps-à-corps – physique et conceptuel – qui sous-tend le moment de la création, les œuvres présentées ici s’apparentent à des reliques qui porteraient la trace du contact entre la matière et l’artiste. Cette dimension sensible et sensorielle de la création est évidente dans l’œuvre de Pyaloma, qui travaille la peinture acrylique tel un objet sculptural. Les encres et les pigments qui composent ses œuvres s’émancipent des surfaces qui les enferment afin de devenir à leur tour supports de la création plastique, des objets aux formes organiques et vitales qui exaltent la peinture dans son aspect tactile et malléable. L’œuvre de Mathieu Flores met également à l’honneur cette dimension haptique
de la création. Réalisées en plâtre, matériau polyvalent inscrit tant dans l’histoire de l’art que dans celle de la production industrielle, ses sculptures illustrent cette esthétique du toucher qui est propre à son travail. Le corps de l’artiste modèle la matière qui en module le geste: c’est de cette relation de correspondance et de collaboration qu’émergent les formes.
Cette réflexion sur la matérialité renvoie ainsi invariablement au corps, à la mémoire du geste imprimé dans la matière: ces œuvres mobilisent alors l’imaginaire de l’absence, expriment le désir de ce qui n’est plus là. Les pièces d’Alice Bandini, réalisées à partir de chutes de cuir issues de l’industrie de la maroquinerie de luxe et marquées par les découpes successives, évoquent d’emblée cette double relation: pliés sur eux-mêmes ou suspendus, les fragments réanimés par l’artiste évoquent des corps morcelés dont on devine presque les contours.

Virna Gvero & Jade Mahrour


Texte du feuillet d’exposition « Sillons », à l’occasion de l’exposition collective : « Sillons » écrit par Elora Weill-Engerer, graphisme : Marie de Beaucourt, 2022

Il en va, dans certaines formes artistiques, d’une énergie du labour. D’abord associés à la pesanteur, les sillons sont « lourds », par analogie avec la figure peu poétique du boeuf, creusant les champs de sa masse. L’image se retrouve dans le boustrophédon, terme désignant un mode d’écriture archaïque dans lequel les lignes sont tracées alternativement de gauche à droite puis de droite à gauche, comme le boeuf labourant la terre. L’antique écriture des Grecs aurait suivi ce modèle-ci : « Ensuite ils s’avisèrent d’écrire par sillons, c’est-à-dire en retournant de la gauche à la droite, puis de la droite à la gauche alternativement » (Rousseau, Essai sur l’origine des langues, 5). Le creusement de la matière s’effectue sur la durée : en est-il de même pour l’artiste, qui ne travaillerait pas d’un jet mais par circonvolutions ? Serait-ce parce que la réalisation de l’oeuvre a pris du temps que davantage de temps est donné à son observation ? Dans la lenteur apparente contenue dans l’image du sillon, les choses se font pas à pas. D’une manière similaire, certaines formes poétiques et plastiques appellent une germination : regarder l’oeuvre en train de se faire, l’apprêter comme on défriche son lopin de terre.

Partant d’une culture grapho-plastique du sillon, le langage courant associe régulièrement le terme à l’incise effectuée par la raie de labour, foncièrement opposée au monolithe, et relevant d’une forme de vulnérabilité.
L’oubli des anciennes techniques agricoles, désormais remplacées par les machines, a singulièrement congédié l’élévation pour ne conserver que la mince ligne évidée. À l’origine, le sillon est en effet autant affaire de creux que de relief et, pour de nombreux auteurs, désigne à la fois la crête, ce qui se dresse vers le haut, et le bas, la bande étroite entre deux talus qui reçoit le semis à la volée. Ce n’est que dans cette inégalité de niveau que l’ensemencement est possible, de même que, chez certains artistes, le retrait importe au même titre que l’ajout. Si l’on suit cette image, le sillon ne définit pas tant la trace visible a posteriori que l’action échelonnée dans le temps. Brèche dépositaire d’un sens qui appartient déjà à l’exégèse du futur, le sillon est en cela une figure éminemment poétique.
Plus encore, le lexique de la poésie est intrinsèquement liée aux tranchées ouvertes dans la terre par le soc de la charrue : « strophe » (du grec strophein) et « vers » (du latin versus) se réfèrent étymologiquement au tournant du sillon. Le sillon est enfin une empreinte, si l’on en croit la parenté linguistique avec le sillage qui désigne les traces que laissent les êtres et les choses sur les fluides. L’impression physique et lente du sillon dans l’oeil du spectateur semble nourrir cette image d’une douce pulsation : le sillon reprendrait la forme symbolique du circuit veineux qui va irriguer l’ensemble de la matière, peut-être déjà contenue dans la semi-consonne mouillée du mot. Si-ll-on.

Les propositions plastiques de l’exposition sont choisies volontairement pour leur libre traduction de la thématique du sillon. Matériellement et visuellement, l’empreinte, la brèche, la dilatation plus ou moins étroite de l’espace y trouvent des échos sensibles, relevant moins d’une réponse littérale que d’un appel à un imaginaire collectif empreint de cette imagerie archaïque.

Elora Weill-Engerer


Texte du livret d’exposition « Le Radeau des cimes », imprimé à l’occasion de l’exposition de fin de résidence de La Villa Belleville.
« Le Radeau des cimes » texte de Dimitri Levasseur (curateur), graphisme : Nayel Zeaiter, 2020

Depuis une trentaine d’années, le biologiste Francis Hallé navigue sur de véritables océans verts. Depuis la canopée des forêts primaires, il observe, découvre, dessine et analyse les plantes, les arbres, les végétaux et les relations qui les animent. Positionné sur le toit de la forêt, ce poste d’observation lui offre un point de vue privilégié et inédit sur un foyer de biodiversité, reconnu comme étant le plus riche au monde.
Il mène ses expéditions scientifiques à bord du radeau des cimes. C’est aussi le nom de l’ouvrage à travers lequel il raconte cette incroyable aventure.
Il s’agira donc d’emprunter au monde végétal un type d’organisme bien particulier, autotrophe et photosynthétique, afin de penser l’exposition comme un véritable bouquet d’artistes épiphytes.
À l’image de l’écosystème de ces plantes, une communauté d’artistes en résidence évolue dans une logique de coopération et de transversalité. La nature même de leur fonctionnement réside dans leur capacité à s’épanouir en collaborant avec l’arbre ou la structure qui les accueille. Penser une résidence à la Villa Belleville tel un écosystème permet alors de révéler les subtilités, les différences et les complémentarités de chacun. L’espace d’exposition rend compte d’un terrain fertile, propice à une création en perpétuelle mutation.
Par essence, ce cadre de vie et de travail abrite des ateliers partagés où dialoguent et se rencontrent les pratiques et les personnalités des résidents. Cette particularité se doit d’être signifiée au sein de l’espace d’exposition : les confrontations et frictions, les échanges et porosités qui transitent entre les oeuvres témoignent d’un enrichissement partagé.

Dimitri Levasseur

Alice Bandini récupère des chutes de cuir. Ces formes devenues abstraites sont considérées comme rebuts par les maroquineries de luxe auprès desquelles elle se fournit. Ces chutes de cuir «végétal» se retrouvent présentées comme de la matière pure, matière première de composition abstraite mais non moins évocatrice.
Ici, elle en détourne l’usage en se servant de l’empreinte laissée par les motifs découpés. Ces fantômes endossent ainsi le nouveau rôle motif, qui lui-même porte celui du témoignage, véritable histoire de la matière.
Alice Bandini rejoue également l’histoire du bâtiment qui accueille aujourd’hui la Villa Belleville en s’amarrant à la roue de l’arbre de transmission, autrefois utilisée par les machines de l’usine. Par son histoire, le cuir revêt un caractère impérissable et devient un véritable vaisseau qui nous fait naviguer entre la force de ses origines – celle du vivant – et l’histoire des lieux.

Dimitri Levasseur



Texte du livret d’exposition « Cargaisons », imprimé à l’occasion de l’exposition en duo « Cargaisons » à la Galerie du Marché Dauphine
« Cargaisons » texte de Chris Cyrille (curateur), 2017

L’artiste et ses oeuvres subissent tous deux le ballottement des vagues du monde de l’art.

La plupart des oeuvres d’Alice sont, à la base, des matériaux récupérés qu’elle transforme ensuite. Les matériaux migrent et trouvent enfin un lieu, celui où l’oeuvre peut émerger.

Quant à Ferdinand, celui-ci est un migrateur. Il voyage de pays en pays et amène avec lui sa propre cargaison. La découpe du bois ( bois qui est lui-même rattaché à des bouts de chambre à air) de la sculpture J’ai gardé le réflexe renvoie aux frontières que Ferdinand a traversées. Les petites oeuvres de Ferdinand sur le tapis noir, étalées au sol, sont comme des marchandises que l’on exhibe au marché.

Cette exposition est un marché où il y a des objets, des personnes qui visitent et d’autres qui achètent. Ces objets sont le produit de fabricants. Les prix fixés ne s’établissent pas sur des bases solides et rationnelles. Ce jeu de la valeur de l’objet dépend entièrement du monde de l’art dans lequel les artistes évoluent.
« Cargaisons » contredit la logique de l’espace “neutre“ du White Cube. L’exposition étend la logique du marché, elle la rend transparente.
Derrière les oeuvres, il y a des relations. « L’acheteur » va mettre en relation l’artiste, lui et ses oeuvres, avec d’autres objets et personnes dans un monde de l’art. Cette relation à l’artiste, celle qui le réduit à un simple fournisseur qui fait « tourner la boutique », est une relation qui réifie l’artiste. La scène de l’exposition est ce lieu qui introduit, connecte les acteurs d’un monde de l’art entre eux. Le White Cube et le « cadre » de l’exposition sont là pour tenter au mieux de masquer cette réalité à travers un voile esthétisant. C’est ce qui, à n’en pas douter, permet de décomplexer les acheteurs et les autres agents d’un monde de l’art. Chacun pourra alors célébrer tranquillement. Cette “exposition-cargaison“ met aussi en scène les acteurs du monde de l’art contemporain tels que les « acheteurs ».

Cette exposition est une cargaison dans une autre grande cargaison.
Chaque fois que je vais dans des grandes foires d’art contemporain je me pose la même question : « À quoi servent les oeuvres ? »
Le monde de l’art contemporain en France (que ce soit celui où le marché est plus ou moins dynamique ou celui ou le marché est hyper dynamique) est extrêmement élitiste. Une certaine violence de classe y est présente. Cette violence est due à la sacralisation d’un certain art à travers des rituels et des codes qui peuvent exclure d’autres classes sociales. Par exemple, une idée générale voudrait que le vernissage soit l’endroit où se réunissent des connaisseurs, et où la validation de l’artiste et de sa nouvelle oeuvre s’opère. Ceci est en partie vrai mais je préfère cela : le vernissage est, avant tout, un événement où des personnes se rencontrent autour de verres (de champagne de préférence).

Cet espace d’exposition est une zone légèrement critique sur ce moment qu’est celui de la « Fiac ». Cette zone est comme un coin qui bute contre ce «moment d’effervescence» qui a lieu du 19 au 22 octobre.

Le curateur a besoin d’un espace dans lequel il peut déplier son propos.
En plus du montage et de l’assemblage des oeuvres, il souhaite aussi exister à travers des textes sur ou autour des oeuvres. Sans cela, il risque d’être invisible et on oubliera que quelqu’un s’est occupé de la réalisation de l’exposition. Afin d’éviter cette invisibilité, les curateurs créent de nouveaux lieux. Cela devient problématique lorsque ces nouveaux lieux s’empilent lourdement sur les espaces où les artistes exposent et s’exposent.

Chris Cyrille


Texte du feuillet de médiation d’exposition « DYNAMIS », imprimé à l’occasion de l’exposition des lauréats du Prix Dauphine pour l’art contemporain à la Galerie du Crous.
« DYNAMIS » texte de Laetitia Thomas (curatrice), 2017

Quel est notre rapport à la matière ? Comment faire parler l’immanence des choses ? C’est la réflexion à l’origine des oeuvres d’Alice Bandini présentées dans l’exposition « Dynamis ».
Si déjà notre rapport aux objets est transformé par leur faculté à obéir à nos injonctions, certains vont ainsi enjoindre leur téléphone ou leur cuisine à exécuter leurs ordres, la prosopopée d’Alice Bandini consiste à faire émerger la voix immanente de la matière, son histoire et sa nature. Explorer la profondeur, les abysses, sonder dans la matière l’origine oubliée de notre rapport au réel. Le thème de “Dynamis“ renvoie à la force intrinsèque de la matière, cette force se distingue de la mécanique dont la source est extérieure, façonnée par l’homme; la dynamique explore l’énergie intérieure des éléments.
« Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n’y garde une forme constante et arrêtée […] » (Rousseau, J-J,1782, Les Rêveries du promeneur solitaire).
Les oeuvres d’Alice Bandini font sourdre le rapport entre rythme et mouvement. Quand le premier désigne une cadence régulière, l’hypnotique battement nous entraîne vers la fluidité circulatoire et instable du second. Il apparaît être dans cet état et n’est pas dans cet état. Il est au repos et, au même instant, est en mouvement. Il naît et périt en même temps. Il ne s’altère pas et pourtant il change. Il existe et n’existe pas.
La série des Métamorphoses, se développe à travers l’étude du passage d’un état à un autre, les formes transitoires et mutantes s’articulent à travers l’espace telles des ondes qui circulent et se diffusent. Suspendues, elles incarnent le jeu d’équilibre, la dynamie, l’opposition entre les forces immanentes et extrinsèques.

Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux
Dans l’univers obscur qui forme notre corps,
Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
Nous précèdent au fond de notre chair plus lente

Jules Supervieille,1938, Nocturne en plein jour

L’installation Écho, elle n’a rien de réel, composée d’éléments en cuir suggère un langage formel souple, ondulant et aléatoire. Elle renvoie à une forme familière, organique pourtant dénuée de toute attache à nos paradigmes connus. L’allusion devinée à la cage thoracique évoque un souffle dessinant sa nature évanescente. En écho à ces vibrations, sont perçues celles du matériau réemployé. Dans sa nouvelle forme, il se réfère encore à une vie antérieure et procure « la sensation du neuf » (Baudelaire, C, 1845, Écrits sur l’art).
L’œuvre Volutes de rêves en clefs, Volutes de clefs en rêves, illustre cette mue : elle est composée de petits éléments triangulaires en bois entrelacés qui font originellement office de clefs de voûte des châssis de peintre. Souvent laissés pour compte, comme inutiles, Alice les a glanés, récupérés afin qu’ils deviennent ici le support d’une récréation pour celui qui entreprend de les assembler, de se les approprier. La transformation du médium pictural à la sculpture, dont les formes paradoxales tendent vers l’infini, donne corps à la réflexion d’Alice sur la mémoire et vers l’imaginaire.
Dynamique de l’esprit et interface entre le sujet et le monde, l’imagination constitue l’irréel et dans le même temps la « reine du vrai » (Baudelaire, C, 1845, Écrits sur l’art). Elle transcende la réalité pour la rendre plus palpable. La démarche artistique d’Alice renvoie à : « une réflexion sur la manière dont, par son activité propre, la conscience dévoile la possibilité d’un monde imaginaire.» (Sartre, J-P, 1940, L’imaginaire).
Les dessins intitulés Chimères, et les petites photographies Genèse, révèlent une quête de formes inspirées de ce que la nature a de surnaturel. Les images sont évanescentes, cellulaires, aquatiques et définissent un langage rhizomateux. La sculpture Quelque Part entre hier et demain, présente une forme hybride comme extraite du sol ou déposée. Cette créature fossile empreinte d’arabesques et de géométries est à l’image d’une archéologie subaquatique fictive. Ces résonances lointaines et imaginaires empruntant aux mythologiques, distillent un sentiment de flottaison, de suspension où « la forme est le fond qui remonte à la surface » (Hugo, V, 1856, Les Contemplations).

Laetitia Thomas



Texte du feuillet de médiation d’exposition « On a cherché ailleurs », imprimé à l’occasion de l’exposition collective « On a cherché ailleurs » à L’Amour
« On a cherché ailleurs » texte de Laetitia Thomas (co-commissaire), graphisme : Mathieu Cannavo, 2016

Le On c’est eux cinq.
Alice Bandini, Eugène Daumal, Angèle Guerre, Stéphane Parain et Tanguy de Saint-Seine partis vers le lointain.
Partis, parce qu’en quête de trouver quelque chose et qui dit chercher, suppose souvent le déplacement et dit recouvrer ce qu’on a perdu. Si cette notion suggère potentiellement la trouvaille, elle suscite surtout le prestige de l’absent et le pouvoir de répandre la mélancolie des mémoires. Sans mélopée toutefois, l’exposition qui s’articule à travers le prisme du vestige, présente des oeuvres ayant davantage recours à l’inachevable qu’au déliquescent.
Le goût de la ruine est universel à tous les hommes, il est l’un des instincts de notre mélancolie. En témoigne le genre ruiniste qui traverse l’histoire des arts, depuis la Renaissance au Romantisme en passant par le Classicisme et le Néo-classicisme. Aussi, l’attention portée à l’égard du passé et à la grandeur révolue est rondement tangible à travers la jeune création contemporaine. Cette dernière oscille souvent, à l’image de la fameuse «poétique des ruines» diderotienne, entre déconstruction, brisure et reconfiguration.
Et « Voilà où nous en sommes » […] « Dans la grande fosse des formes, gisent les ruines auxquelles on tient encore, en partie. […] Un chantier d’inauthentiques éléments pour la formation d’impurs cristaux » (Klee, P, 1915, Journal).
« On a cherché ailleurs » s’inscrit ainsi dans une contemporanéité artistique, elle n’implique cependant ni la problématique de restitution ni celle de reconstitution. Elle délaisse même quelque peu la ruine en ce sens que le vestige, à l’instar du débris, du passé et de l’écoulement du temps, détient un héritage, donc un présent. L’ailleurs convoque multiples temporalités et les oeuvres de cette exposition ne susurrent pas tant de murmures passéistes, romantiques ou mélancoliques. Point de citation au Désespoir de l’artiste devant la grandeur des ruines, de Füssli ni de réflexions pointant la mesquinerie de Chronos.
Non, nous, nous voulons plutôt embrasser les formes de la survivance, nous suspendre à l’inachevé et au pérenne et penser avec Diderot que « le temps s’arrête pour celui qui admire » (1767, Cinquième Salon, La Grande galerie éclairée du fond). Et qui aime aussi, sans doute.
Le choix d’exposer à “L’Amour“, lieu un brin périphérique, singulier et expérimental a été pour nous, inspirant et inhérent au thème de l’exposition.
Le poète George Dor écrit qu’« un jour on ne rêve plus que d’ailleurs », (1975, Aprés l’enfance) alors nous songeons sans peine et non sans grâce, au lustre constant des mystères, aux fragments toujours fantasmés, à la perdurance des origines lointaines, à l’exploration et à l’inexploré. Ici chacun de ces cinq jeunes artistes explore le caractère à la fois impalpable et substantiel de l’« autre » part.
Un parti-pris dans la scénographie suggérant l’îlot – d’abord ombre sur l’horizon de la mer – s’opère au sol et aux murs. Les oeuvres sont entourées d’un pourtour, ce qui leur confère une présence à la fois fantomatique et précieuse. Cet aspect peut aussi évoquer l’image d’un élément retrouvé, en attente, et faisant l’objet d’une recherche. Un arrêt sur image qui impose pourtant un rythme puisqu’il scande le parcours.

La série Visages fossiles, (2013-2016) réalisée par Stéphane Parain nous impose une soudaine frontalité à l’entrée de l’exposition. L’artiste présente ici un ensemble de sept têtes sculptées et inspirées de vidéo en slowmotion, effet cinématographique consistant à diffuser les images en action au ralenti, afin d’amplifier la charge visuelle ou émotionnelle. Cette démarche témoigne d’une attention toute particulière à l’égard de ce qui échappe, d’une délicatesse à rendre lambinant le fugitif. S’il y a une forte dualité entre le nonchalant et le leste, elle existe aussi entre la légèreté éphémère des mouvements et entre la gravité du matériau et des affects.
Visages fossiles donne à voir un sourd flottement, un intervalle. L’œuvre convoque l’ellipse qui est corroborée par son aspect sériel et comme l’écrit Pierre Fédida « c’est le fossile qui détient inanimé le vivant conservé » (2000, Par où commence le corps humain).
Un caractère sombre et angoissant se dégage de ces portraits, dont l’un, esseulé, est suspendu à travers le parcours de l’exposition. Le réalisme et l’aspect fossilisé de ces têtes ne sont pas sans évoquer les moulages pompéiens et Fantasmagories d’une tombe, (2016) œuvre d’Eugène Daumal esquisse elle aussi les abords profonds d’une cité évanouie. Cette installation investit une salle et prend la forme d’un hypogée coloré. Les surfaces murales sont recouvertes de plaques métalliques sur lesquelles sont déposés des pans aux couleurs vives, qui pour certains sont perforés, pour d’autres, incrustés d’objets de récupération et d’éléments disparates. Au sein de cet espace qui palpite et réverbère, l’artiste a installé un grand container en métal qui lui fera office d’habitacle lors d’une performance. À l’image de pièces muséales, Eugène Daumal orchestre sur une table miroitante, des coiffes à plumes exotiques, des bustes aquatiques parés de coraux et d’oursins, des reliques défiant le joyau et de translucides merveilles aux formes hétéroclites et irrégulières. Ces trésors méconnus paraissent intemporels, ils regorgent aussi bien d’imaginaire séculaire que de visions apocalyptiques d’un monde à venir. S’opère dans ce paysage composite et mystique, une tension spatiale et temporelle dérangeante à la fois antique et futuriste.

On retrouve un goût analogue pour le glanage de matériaux et pour le transcendant à travers les œuvres d’Alice Bandini qui affectionne tout particulièrement le monde abyssal et fantasmagorique. Dans Quelque part entre hier et demain, aujourd’hui?, (2016), l’artiste présente un assemblage de planches en bois aiguisées, collées les unes aux autres de telle sorte à ce qu’elles composent une créature fossile, empreinte d’arabesques et de géométries. L’installation revêt une forme hybride extraite ou déposée, dont l’équilibre gracieux est fragile.
Cette nature instable et précaire irrigue l’ensemble de l’œuvre d’Alice et sa démarche repose sur le trépas et la reviviscence. L’ambivalence formelle est notamment présente dans ses Métamorphoses, (2016), sculptures en mutation et devenir dont l’une est au sol, les autres en suspension, élaborées à partir d’ossatures sinueuses, nodales et complexes. L’artiste développe une archéologie fictive ou future et engage un vocabulaire multiple, organique, végétal, marin. Ses œuvres distillent une imagerie d’arborescences et de ramifications comme en témoignent son Triptyque : extraire, dépayser, sarcler (2016). Ces peintures sur châssis donnent à voir d’amples rhizomes d’où émane un langage formel puissant, tortueux, vibratoire. Empruntant au sublime, la démarche de l’artiste se déploie aux confins de mythologies naturelles et oniriques.

Quant à Angèle Guerre, ses dessins parsèment des nuées au fond de l’iris. Dans les séries Exactement, Des chutes, ou Chronique d’une disparition, (2015-16) sont représentées de larges volutes aux délicats contours, des taches charbonneuses pour des ombres évanescentes et des formes angulaires qui percent la poussière. Fusain, crayon, pastel, encre et plomb côtoient la feuille sans la maculer pleinement, sur laquelle Angèle ébauche un ailleurs pourvu de déchirures opportunes et de lignes arachnéennes. La main de l’artiste emprunte parfois à Dürer et travaille à ourdir un dense réseau linéaire suggérant la planéité et la profondeur, l’apparition et la disparition, la gravité et l’apesanteur.

À travers ses Études, dessins réalisés depuis 2013, Parcelles bleues, peinture datant de 2014 et son bas relief intitulé Exorelief 49°28’36.6 »N 0°12’01.6 »E, (2016) Tanguy de Saint Seine nous fait prendre de l’altitude en témoignant son intérêt à l’égard de l’ailleurs vu d’en haut. Sa démarche est en effet topographique et s’attache à la figuration du monde à travers la cartographie. Exorelief 49°28’36.6 »N 0°12’01.6 »E, nous présente un imposant bloc de béton strié en tous sens. Les raies qui s’acquittent magistralement, les parcelles hachurées, les parallèles et tracés méridiens, façonnent de complexes saillies, imbrications et stratifications. Tanguy élabore une recherche à l’aide de plans issus d’époques diverses, de cartes désuètes ou de relevés contemporains au rationalisme constructif. Son bas-relief émerge tel un javeau et fait sourdre une matière froide et spectrale composée aussi bien d’espaces de vacuité que d’éléments en reliefs. La solidité architecturale (du plan sculpté et du bloc lui-même) contraste avec la finesse détaillée des miniatures. Au jeu entre vide et plein / ombre et lumière, s’ajoute un rythme resplendissant, presque. Cette œuvre procure au spectateur une apesanteur et le sentiment grandiose de survoler le globe.
Elle n’est en cela, pas sans faire écho au marquage au sol délimitant les oeuvres de l’exposition.


Toujours en suspension, donc.

Au creux de formes ou surfaces troubles parce qu’en même temps inachevées et en développement « On a cherché ailleurs » invite à un périple dans l’entre-deux au cours duquel le champ se dilate : allant des abysses et éléments fossiles aux filaments, arborescences et excroissances ; on en vient à regarder les nuées, puis on s’y crèche.

Laetitia Thomas