Le Radeau des cimes
Depuis une trentaine d’années, le biologiste Francis Hallé navigue sur de véritables océans verts. Depuis la canopée des forêts primaires, il observe, découvre, dessine et analyse les plantes, les arbres, les végétaux et les relations qui les animent. Positionné sur le toit de la forêt, ce poste d’observation lui offre un point de vue privilégié et inédit sur un foyer de biodiversité, reconnu comme étant le plus riche au monde. Il mène ses expéditions scientifiques à bord du radeau des cimes. C’est aussi le nom de l’ouvrage à travers lequel il raconte cette incroyable aventure.
Il s’agira donc d’emprunter au monde végétal un type d’organisme bien particulier, autotrophe et photosynthétique, afin de penser l’exposition comme un véritable bouquet d’artistes épiphytes.
À l’image de l’écosystème de ces plantes, une communauté d’artistes en résidence évolue dans une logique de coopération et de transversalité. La nature même de leur fonctionnement réside dans leur capacité à s’épanouir en collaborant avec l’arbre ou la structure qui les accueille. Penser une résidence à la Villa Belleville tel un écosystème permet alors de révéler les subtilités, les différences et les complémentarités de chacun. L’espace d’exposition rend compte d’un terrain fertile, propice à une création en perpétuelle mutation.
Par essence, ce cadre de vie et de travail abrite des ateliers partagés où dialoguent et se rencontrent les pratiques et les personnalités des résidents. Cette particularité se doit d’être signifiée au sein de l’espace d’exposition : les confrontations et frictions, les échanges et porosités qui transitent entre les œuvres témoignent d’un enrichissement partagé.
Dimitri Levasseur
Alice Bandini récupère des chutes de cuir. Ces formes devenues abstraites sont considérées comme rebuts par les maroquineries de luxe auprès desquelles elle se fournies. Ces chutes de cuir «végétal» se retrouvent présentées comme de la matière pure, matière première de composition abstraites mais non moins évocatrices. Ici, elle en détourne l’usage en se servant de l’empreinte laissés par les motifs découpés. Ces fantômes endossent ainsi le nouveau rôle motif, qui lui-même porte celui du témoignage, véritable histoire de la matière. Alice Bandini rejoue également l’histoire du bâtiment qui accueille aujourd’hui la Villa Belleville en s’amarrant à la roue de l’arbre de transmission, autrefois utilisée par les machines de l’usine. Par son histoire, le cuir revêt un caractère impérissable et devient un véritable vaisseau qui nous fait naviguer entre la force de ses origines – celle du vivant – et l’histoire des lieux.
Dimitri Levasseur
Cargaisons
L’artiste et ses œuvres subissent tous deux le ballottement des vagues du monde de l’art.
La plupart des œuvres d’Alice sont à la base des matériaux récupérés qu’elle transforme
ensuite. Les matériaux migrent et trouvent enfin un lieu, celui où l’œuvre peut émerger.
Quant à Ferdinand, celui-ci est un migrateur. Il voyage de pays en pays et amène avec lui sa propre cargaison. La découpe du bois ( bois qui est lui-même rattaché à des bouts de chambre à air de la sculpture) J’ai gardé le réflexe renvoie aux frontières que Ferdinand a traversées. Les petites œuvres de Ferdinand sur le tapis noir, étalé au sol, sont comme des marchandises que l’on exhibe au marché.
Cette exposition est un marché où il y a des objets, des personnes qui visitent et d’autres qui achètent. Ces objets sont le produit de fabricants. Les prix fixés ne s’établissent pas sur des bases solides et rationnelles. Ce jeu de la valeur de l’objet dépend entièrement du monde de l’art dans lequel les artistes évoluent.
Cargaisons contredit la logique de l’espace « neutre » du White Cube. L’exposition étend la logique du marché, elle la rend transparente.
Derrière les œuvres il y a des relations. « L’acheteur » va mettre en relation l’artiste, lui et ses œuvres, avec d’autres objets et personnes dans un monde de l’art. Cette relation à l’artiste, celle qui le réduit à un simple fournisseur qui fait « tourner la boutique », est une relation qui réifie l’artiste. La scène de l’exposition est ce lieu qui introduit, connecte les acteurs d’un monde de l’art entre eux. Le White Cube et le « cadre » de l’exposition sont là pour tenter au mieux de masquer cette réalité à travers un voile esthétisant. C’est ce qui, à n’en pas douter, permet de décomplexer les acheteurs et les autres agents d’un monde de l’art. Chacun pourra alors célébrer tranquillement. Cette « exposition-cargaison » met aussi en scène les acteurs du monde de l’art contemporain tels que les « acheteurs ».
Cette exposition est une cargaison dans une autre grande cargaison
Chaque fois que je vais dans des grandes foires d’art contemporain je me pose la même
question : « À quoi servent les œuvres ? »
Le monde de l’art contemporain en France (que ce soit celui où le marché est plus ou
dynamique ou celui ou le marché est hyper dynamique) est extrêmement élitiste. Une certaine violence de classe y est présente. Cette violence est due à la sacralisation d’un certain art à travers des rituels et des codes qui peuvent exclure d’autres classes sociales. Par exemple, une idée générale voudrait que le vernissage soit l’endroit où se réunissent des connaisseurs, et où la validation de l’artiste et de sa nouvelle œuvre s’opère. Ceci est en partie vrai mais je préfère cela : le vernissage est, avant tout, un événement où des personnes se rencontrent autour de verres (de champagne de préférence).
Cet espace d’exposition est une zone légèrement critique sur ce moment qu’est celui de la « Fiac ». Cette zone est comme un coin qui bute contre ce «moment d’effervescence» qui a lieu du 19 au 22 octobre.
Le curateur a besoin d’un espace dans lequel il peut déplier son propos. En plus du montage et de l’assemblage des œuvres, il souhaite aussi exister à travers des textes sur ou autour des œuvres. Sans cela, il risque d’être invisible et on oubliera que quelqu’un s’est occupé de la réalisation de l’exposition. Afin d’éviter cette invisibilité, les curateurs créent de nouveaux lieux. Cela devient problématique lorsque ces nouveaux lieux s’empilent lourdement sur les espaces où les artistes exposent et s’exposent.
Chris Cyrille
D Y N A M I S
Quel est notre rapport à la matière ? Comment faire parler l’immanence des choses ? C’est la réflexion à l’origine des œuvres d’Alice Bandini présentées dans l’exposition « Dynamis ».
Si déjà notre rapport aux objets est transformé par leur faculté à obéir à nos injonctions, certains vont ainsi enjoindre leur téléphone ou leur cuisine à exécuter leurs ordres, la prosopopée d’Alice Bandini consiste à faire émerger la voix immanente de la matière, son histoire et sa nature. Explorer la profondeur, les abysses, sonder dans la matière l’origine oubliée de notre rapport au réel. Le thème de « Dynamis » renvoie à la force intrinsèque de la matière, cette force se distingue de la mécanique dont la source est extérieure, façonnée par l’homme ; la dynamique explore l’énergie intérieure des éléments. « Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n’y garde une forme constante et arrêtée ». 1
Les œuvres d’Alice Bandini font sourdre le rapport entre rythme et mouvement. Quand le premier désigne une cadence régulière, l’hypnotique battement nous entraîne vers la fluidité circulatoire et instable du second. Il apparaît être dans cet état et n’est pas dans cet état. Il est au repos et, au même instant, est en mouvement. Il naît et périt en même temps. Il ne s’altère pas et pourtant il change. Il existe et n’existe pas. La série des Métamorphoses, se développe à travers l’étude du passage d’un état à un autre, les formes transitoires et mutantes s’articulent à travers l’espace telles des ondes qui circulent et se diffusent. Suspendues, elles incarnent le jeu d’équilibre, la dynamie, l’opposition entre les forces immanentes et extrinsèques.
Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux
Dans l’univers obscur qui forme notre corps,
Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
Nous précèdent au fond de notre chair plus lente
Jules Supervieille, Nocturne en plein jour
L’installation Écho, elle n’a rien de réel, composée d’éléments en cuir suggère un langage formel souple, ondulant et aléatoire. Elle renvoie à une forme familière, organique pourtant dénuée de toute attache à nos paradigmes connus. L’allusion devinée à la cage thoracique évoque un souffle dessinant sa nature évanescente. En écho à ces vibrations, sont perçues celles du matériau réemployé. Dans sa nouvelle forme, il se réfère encore à une vie antérieure et procure « la sensation du neuf » 2 . L’œuvre Volutes de rêves en clefs, Volutes de clefs en rêves, illustre cette mue : elle est composée de petits éléments triangulaires en bois entrelacés qui font originellement office de clefs de voûte des châssis de peintre. Souvent laissés pour compte, comme inutiles, Alice les a glanés, récupérés afin qu’ils deviennent ici le support d’une récréation pour celui qui entreprend de les assembler, de se les approprier. La transformation du médium pictural à la sculpture, dont les formes paradoxales tendent vers l’infini, donne corps à la réflexion d’Alice sur la mémoire et vers l’imaginaire.
Dynamique de l’esprit et interface entre le sujet et le monde, l’imagination constitue l’irréel et dans le même temps la « reine du vrai » 3. Elle transcende la réalité pour la rendre plus palpable. La démarche artistique d’Alice renvoie à : « une réflexion sur la manière dont, par son activité propre, la conscience dévoile la possibilité d’un monde imaginaire. » 4 Les dessins intitulés Chimères, et les petites photographies Genèse, révèlent une quête de formes inspirées de ce que la nature a de surnaturel. Les images sont évanescentes, cellulaires, aquatiques et définissent un langage rhizomateux. La sculpture Quelque Part entre hier et demain, présente une forme hybride comme extraite du sol ou déposée. Cette créature fossile empreinte d’arabesques et de géométries est à l’image d’une archéologie subaquatique fictive. Ces résonances lointaines et imaginaires empruntant aux mythologiques, distillent un sentiment de flottaison, de suspension où « la forme est le fond qui remonte à la surface ». 5
1 Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, 1782
2 Charles Baudelaire, Écrits sur l’art, 1845
3 Charles Baudelaire, Écrits sur l’art, 1845
4 Jean-Paul Sartre, L’imaginaire, 1940
5 Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
Laetitia Thomas